L’histoire du cyclisme s’écrit aussi au féminin. L’arrivée du Tour de France masculin à Moulins est l’occasion d’évoquer ces pionnières de la petite reine aujourd’hui injustement oubliées et de souligner que le Bourbonnais a sa place dans l’histoire du vélo féminin.
Ainsi, le dimanche 1er octobre 1893, une foule enthousiaste, évaluée à 3 000 personnes par la presse locale, se masse à Moulins de la rue de Paris à la place de l’Hôtel de ville pour accueillir une jeune cycliste clermontoise de 14 ans et quatre mois : Marie-Alice Tastayre.
Elle vient de battre, lors d’un trajet aller-retour entre Moulins et Magny Cours, les records féminins des 50 et 100 kilomètres sur route. En 1 heure 53, elle améliore de 4 minutes le temps sur 50kms et, en 4 heures 45, de 9 minutes celui des 100 kilomètres.
L’exploit sportif est célébré à sa juste valeur. Elle termine son parcours de Villeneuve sur Allier à Moulins escortée par 60 cyclistes moulinois. Les discours prononcés tant par le représentant de l’union vélocipédique de France que par les responsables du club local, lors du repas offert à l’hôtel de Paris en son honneur, soulignent la performance réalisée mais aussi son intérêt pour développer la pratique du vélo par les femmes : « Puisse l’exemple que vous avez donné à nos gracieuses moulinoises être suivi et bientôt nous verrons, je l’espère, nos jeunes bicyclistes se joindre à nous dans nos réunions sportives. » 1.
Certains commentaires, alors exclusivement masculins, ne sont toutefois pas exempts de connotations sexistes, tel ce journaliste du « Courrier de l’Allier » qui considère que Mlle Tastayre « blonde comme les blés porte admirablement le travesti. » Par « travesti » il faut comprendre que la jeune cycliste ne porte pas jupe mais sans doute « bloomer ». Car la tenue vestimentaire de ces dames à vélo est objet d’un vif débat parmi la gent masculine !
C’est aux USA qu’est apparu au milieu du XIX ème siècle un pantalon bouffant adapté à la pratique du cyclisme, diffusé par une suffragette qui vilipendait par ses écrits les jupes encombrantes : Lilia Bloomer. Dans les années 1890 le « bloomer » est d’usage courant en Amérique et se répand en Europe. Lilia Bloomer ne cessa d’ailleurs de rappeler que la véritable créatrice en était Libby Miller venue la voir en 1851 à vélo avec ce pantalon.
La très jeune Marie-Alice Tastayre, fille d’un cafetier clermontois, ne peut s’engager dans cette tentative de record que grâce au soutien d’un fabricant de cycles, fort intéressé à promouvoir ses exploits et présent ce 1er octobre à Moulins : Émile Tridon.
Les réclames vantant les cycles Tridon, « usines et bureaux à Sail sous Couzan (Loire), catalogue sur demande et prix défiants toute concurrence », sont largement présentes dans la presse locale des années 1890. Dans ses placards publicitaires, Tridon ne manquera pas de citer le record de Mlle Tastayre.
Le soutien des fabricants de cycles est en effet indispensable. Car l’exploit physique repose sur l’emploi d’une machine performante et souvent coûteuse. Il implique aussi un carnet d’adresses à même de mobiliser les responsables de l’union vélocipédique pour mettre en place les commissaires de course qui vont authentifier les résultats et la presse. Enfin, il faut recruter, et quelquefois rétribuer, les « entraineurs ». Car dans les années 1890 la plupart des épreuves cyclistes se déroulent derrière un entraineur qui, devant le coureur, « mène le train ». À Moulins, Mlle Tastayre mobilise pour son record 2 entraineurs, Froget et Brirot, qui se relaient sur le parcours.
Alors que l’usage quotidien du vélo par les femmes se développe dans les années 1890, les fabricants vantent le mérite de modèles adaptés. Ainsi le célèbre catalogue « Manufrance » qui en 1900 propose ses modèles Hirondelle « pour dame et ecclésiastique » munis d’un « garde-jupe » (et soutane) en soie tressée.
Au tournant du siècle la démocratisation de l’usage du vélo révolutionne la mobilité dans les campagnes, du facteur distribuant le courrier au curé de campagne à la quête de ses ouailles. Les Bourbonnaises vont s’emparer, avec ou sans jupe, pendant le demi-siècle qui va suivre, de ce formidable outil d’autonomie et de libération que constitue pour elles une bicyclette.
Comme les autres pionnières du cyclisme féminin, Mlle Tastayre (1879-1961) sera oubliée. Il faut attendre près d’un siècle, soit 1984 (après une tentative isolée en 1955), pour que soit organisé le premier tour de France féminin.
Alors, qui sait, bientôt le Tour de France féminin en Bourbonnais ?
Jean-Luc Galland