Rares sont les lapins dont la bonne santé soit vantée par un général devant la Chambre des députés et le Sénat ! Ceux de Saint-Loup et de La Ferté-Hauterive ont cet honneur après l’incendie qui ravagea le dépôt de La Ferté, un des 9 établissements de réserve générale de munitions que compte en 1922 l’artillerie.
Ce dépôt occupe 50 hectares situés sur la commune de Saint-Loup, au sud de la gare de la Ferté (d’où sa dénomination usuelle). Sa vocation est spécifique : conserver la réserve nationale d’armes chimiques. Illustration de son particularisme, il emploie encore un détachement de condamnés par la justice militaire, seule exception prévue par la circulaire du 3/02/1921 actant leur retrait de tous les autres dépôts. Environ 30 000 tonnes de munitions chimiques y sont présentes.
Le matin du 26 mai 1922, c’est sous l’exceptionnelle chaleur printanière que connaît alors le Bourbonnais que l’incendie se déclare vers 11 heures. Les riverains, qui connaissent le risque car ils ont été dotés de masques à gaz, s’enfuient aussitôt. À Saint-Loup l’institutrice évacue les enfants vers Saint-Gérand de Vaux. Alors que le vent pousse les émanations du sinistre vers Chazeuil et Varennes, le préfet fait livrer par camions 1 000 masques à gaz. À Moulins, l’arrêt des trains alerte une population encore traumatisée par l’explosion de l’atelier de chargement en février 1918. Les rumeurs les plus alarmistes courent la ville. L’incendie, bien que circonscrit par des coupe-feux aménagés à la hâte, perdure jusqu’au matin suivant. Les dégâts matériels sont considérables mais aucune victime n’est officiellement à déplorer.
Les autorités civiles et militaires tiennent immédiatement un discours qui se veut rassurant, que fait sien la presse locale : toutes les mesures utiles ont été prises et cet incendie prouverait que l’effet du gaz est annihilé par la combustion. Et le Courrier de l’Allier de conclure : pas même un lapin n’a été incommodé !
Mais dès le 27 mai, des quotidiens nationaux s’emparent de l’affaire sur un ton bien différent ! L’œuvre titre en une : « encore un dépôt qui saute mais pour émouvoir l’administration de la guerre il faut attendre une belle catastrophe ». Le 28, entre autres quotidiens, L’Homme libre interroge « faut-il que nous dormions sur un volcan ? ». L’Humanité accuse « M. le bureau militaire est responsable » alors que La Dépêche de Toulouse s’inquiète « on ne peut s’empêcher de frémir à la pensée de la catastrophe qui eût pu se produire alors qu’on est mal préparé pour lutter contre ces accidents ».
Inquiétude partagée par des élus de l’Allier puisque, avant même l’incendie, le conseil général a demandé la fermeture du dépôt et le transfert des obus à gaz en raison du danger pour la population et de la perte de riches terres agricoles. Répondant le 20 octobre 1920 à ce vœu, le ministère mettait en avant le coût excessif d’un transfert, soulignait que les vapeurs toxiques sont détruites par le feu, et concluait sur la nécessité de « montrer combien sont injustifiées les craintes qui se sont propagées ».
À la Chambre des députés le 30 novembre 1922, le général Rémond, directeur de l’artillerie, est amené à répondre à l’interpellation du député de l’Allier, Gilles Chateau, qui rappelle la demande de transfert. Le général réitère les termes de la réponse de 1920, en soulignant à nouveau le coût budgétaire. Quant à l’incendie : « il a démontré une fois de plus et dans des conditions d’évidence qui dépassent nos espérances que les obus chimiques n’offrent pas de danger ». Et le général de préciser que lors de l’incendie de La Ferté si « on a par mesure de prudence arrêté les trains », « cette précaution était un peu superflue », et qu’il y avait des lapins, sous le vent, à moins de 120 mètres qui « n’ont pas manifesté le moindre signe d’indisposition ». Lapins à nouveau érigés en vigies de la sécurité du site par le général en 1923, au Sénat, à la suite de l’interpellation du sénateur Régnier.
L’établissement est reconstruit dès après l’incendie et stocke la plupart des munitions chimiques françaises jusqu’à la seconde guerre mondiale.
C’est ainsi que les garennes du Bourbonnais cohabitèrent pendant plusieurs décennies avec des obus à gaz moutarde…
Jean-Luc Galland