En Bourbonnais chacun a connu les embouteillages pour accéder au pont Régemortes, seul ouvrage d’art routier permettant de traverser l’Allier à Moulins jusqu’en 2023. Mais que savons-nous du premier véhicule automobile qui a emprunté le célèbre pont moulinois ?
La première mention attestée du passage sur le pont d’un véhicule se mouvant par sa propre force motrice date d’avril 1869. Le pont était depuis son ouverture en 1763 le domaine exclusif de la traction animale. L’étonnement est donc grand quand, début avril 1869, s’élève au-dessus du pont Régemortes un panache de vapeur ! Les badauds sont nombreux à se masser au passage du « Persévérand », un convoi qui se meut par la seule force d’une machine à vapeur routière tractant 6 wagonnets.
Venant d’Auxerre ce train routier a traversé la ville par les rues de Paris, du Cherche Midi, de l’Horloge, d’Allier et Régemortes. Malgré l’angle aigu que forment la rue de l’Horloge et la rue d’Allier, le convoi « a tourné avec beaucoup de facilité, la dernière voiture seule a quelque peu effleuré le trottoir », selon le Messager de l’Allier.
La locomobile que voient passer les Moulinois ce jour-là est semblable à celle figurant sur l’illustration jointe. Elle a été mise au point et construite par les ateliers Lotz à Nantes. Médaille d‘or à l’exposition universelle de 1867 à Paris, elle comporte un châssis soutenant les réservoirs d’eau et les soutes à charbon et, à l’arrière, une chaudière. Celle-ci est verticale afin de permettre à la machine de franchir de fortes rampes et non horizontale comme sur les locomotives ferroviaires. La réserve d’eau est suffisante pour parcourir 20 kilomètres et le charbon assure une demi-journée de trajet ! Deux hommes sont à bord : un pilote et un mécanicien chargé de l’entretien de la chaudière. Deux roues motrices sont à l’arrière alors qu’à l’avant une seule roue directionnelle est présente. Par ce dispositif, la locomobile peut évoluer sur elle-même dans un cercle de moins de dix mètres de diamètre. La machine de Lotz est reconnue pour sa maniabilité et son adhérence qui lui permettent de se mouvoir aisément sur des routes et dans des rues qui n’ont pas alors été conçues pour la circulation automobile !
Le convoi se dirige ensuite vers Clermont-Ferrand en se déplaçant de 50 kilomètres par jour en moyenne et suscite, sans aucun doute, la curiosité des habitants des campagnes bourbonnaises et des villes traversées telles Saint-Pourçain sur Sioule et Gannat. Les Moulinois doivent le passage de ce premier convoi automobile à un entrepreneur d’Auxerre, M. Gogois, qui cherche à prouver que le transport par locomobile routière est une solution plus efficace que le cheval et moins coûteuse en investissement que le chemin de fer. Il a déjà effectué avec succès un trajet de Nantes à Auxerre. Au printemps 1869, il est en contact avec l’exploitant de la mine d’alunite du Mont-Dore qui souhaite expérimenter le transport entre le Mont-Dore et son usine de Clermont par locomobile. Expérience concluante puisque l’alunite sera effectivement convoyée par locomotive routière à vapeur pendant plusieurs années.
Les aléas mécaniques peuvent toutefois survenir. Un second convoi est ainsi bloqué à l’entrée de Moulins sur la route de Paris et stationne devant le grand séminaire le temps nécessaire aux réparations de la locomobile. Quelques jours après le « Persévérand », il franchira à son tour le pont Régemortes en direction de Clermont-Ferrand.
Dans les années qui suivent la vapeur est de plus en plus présente sur les routes bourbonnaises en raison du développement des machines à vapeur agricoles auto-tractées, en particulier les batteuses. C’est d’ailleurs le 26 avril 1869 qu’est créée à Moulins une société de propriétaires agricoles pour « l’acquisition et l’exploitation de machines à vapeur pour le labourage ».
Les locomobiles routières pour le transport des marchandises ou des voyageurs, quant à elles, n’ont pas le succès espéré par Gogois, malgré quelques utilisations ponctuelles comme celle du Mont-Dore. Les locomotives ferroviaires sont jugées les plus efficaces pour assurer le transport tout au long des décennies qui suivent.
Et à Moulins, les panaches de vapeur seront bien plus fréquents au-dessus du pont de fer qu’au-dessus du pont Régemortes !
Jean-Luc Galland