L’écrivain bourbonnais Henri Laville évoque Commentry dans son roman « Petite frontière ». À travers celui du jeune Jacques, c’est son propre regard d’enfant sur cette ville que Laville nous livre avec sensibilité. Il vit chez ses grands-parents paternels à Commentry jusqu’à l’âge de 8 ans, de 1915 à 1923 puis de 1928 à 1931. Entre-temps, il passe 5 ans à Cosne-d’Allier avec ses parents.
Laville sera instituteur, notamment à Saint-Yorre et Saint-Pourçain, journaliste dans les années 40 et, après la libération, très intégré dans la vie littéraire bourbonnaise.
« Ce fut en 1890 que les Ferrières vinrent habiter Commentry, un pays noir, avec de hautes cheminées, des corons, des crassiers, un pays de forges et de mines, fait pour la peine des hommes.
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On habite à la sortie de la ville dans le quartier des Pêches, une vieille maison basse, couverte d’ardoises. La maison du Pépé, à l’écart des autres, ouvre sa cuisine sur le flanc d’un coteau où s’étagent de grands jardins pleins d’arbres.
[…]
Hélas ! La campagne disparaît derrière un long crassier. Et quand on tourne au pignon, dans la petite cour aux écuries, un autre crassier ferme l’horizon du côté de la ville. Mais c’est de là qu’on voit si bien les premiers bâtiments de « la Forge », entre les deux montagnes de cendres et de pierres.
« La Forge !» Le petit Jacques a beau savoir qu’elle est loin, derrière les jardins et les maisons, par-delà les routes qui descendent au Vieux-Bourg, elle est si haute, si bruyante, que lorsqu’il s’arrête pour bien la regarder, elle lui semble soudain tout près de lui, énorme. Partagé entre la peur et le ravissement, il n’ose plus faire un geste.
Ce ne sont pas les grues dressées au-dessus des toits qui étonnent le petit Jacques, ni cette tour de pierre, ni cette tour de bois. C’est « la Centrale », la grande bâtisse rouge et blanche qui a tant de fenêtres. Vraiment, il se passe là-bas des choses extraordinaires ! Tout à coup, un géant caché déchaîne un torrent de bruits : alors, sous le toit, apparaît une sorte de wagon qui roule tout seul, dans une cage de ciment, s’arrête, lâche au bout d’un câble une grosse bête noire qui descend. On ne la voit plus, on n’entend plus rien. Que fait-elle ? Puis, brusquement, la voilà qui remonte en grimpant ; le wagon rentre sous le toit… Et le géant recommence bientôt son mystérieux travail : il ne se fatiguera donc jamais ?
La maison du Pépé a un autre visage. « Par-devant », elle regarde une rue noire, toute hérissée de laitiers. […] Là-haut, sur la droite, c’est Bellevue. On entend des roues et des courroies qui tournent sans cesse, des marteaux qui frappent à grands coups lourds ou clairs, des camions qui roulent. La rue des Pêches débouche au tournant, vers la fontaine « du haut ». Entre une rangée de vieilles maisons et une bouchure envahie de ronces, elle descend avec son fossé d’eaux sales, le long d’un chemin profond. Là, derrière les buissons, face à la barrière, on dirait que ronfle sans répit le moteur d’une grosse batteuse : « la Tuilerie » qui lance très haut dans le ciel une cheminée de briques, cache ses toits rouges au ras du sol et le va-et-vient de ses wagonnets dans sa carrière de glaise jaune.
[…]
(Pour aller à l’école) On longe le grand crassier du bas, on traverse le passage à niveau du tacot de Marcillat, puis on franchit sur un pont (attention il ne faut pas se pencher), la Rivière Noire, dans laquelle se déverse, en cascade fumante, les eaux chargées d’acide qui descendent de la Forge. Sur la droite de la route, voici l’abattoir avec ses bouchers tout rouges de sang et les hurlements des cochons qu’on va tuer et griller à la paille. On suit sur la gauche une autre rivière : l’Œil, bordée de « vergnes ». Et c’est le Vieux-Bourg, ses maisons autour de la place, sa vieille église au fond, et tout près, l’École.
[…]
C’est jeudi. On monte avec les grands sur l’un ou l’autre des crassiers. […]
Commentry ! Tous ses toits noirs qui s’emboîtent. La tour de l’hôtel de ville ! Le clocher carré de l’église ! Et les cheminées qui fument ! Et les entrailles infernales de la Forge ! »
Petite Frontière de Henri Laville
Henri Laville publie un second roman en 1948, Cet Âge est sans pitié (sur son expérience de « pion » dans un internat d’enfants placés à l’assistance publique) et écrit ensuite L’Hôtel des Quatre-vents (sur la période de l’exode et de l’occupation dans un petit village près de Vichy) qu’il ne pourra faire publier. Il décède en 1958 à Yzeure où il est inhumé.
Ses deux romans publiés sont disponibles à la bibliothèque de la SEB.
Christine Galland