« Je suis un enfant perdu. » Ainsi débute le roman « Sans famille » d’Hector Malot que le quotidien le Courrier de l’Allier publie sous forme de feuilleton à compter du dimanche 17 août 1879. L’enfant perdu, qui pour d’autres auteurs devient enfant trouvé, est un personnage récurrent des romans feuilletons du XIXème siècle, tel celui d’Étienne Énault (couverture jointe). Rien d’étonnant à cela car l’enfance abandonnée est alors un fait de société majeur, particulièrement dans le Bourbonnais.
À la mi-août, Camille Lavergne, inspecteur en charge du service des enfants assistés du département de l’Allier, remet son rapport au conseil général qui doit répondre en sa session qui s’ouvre le lundi 18 à une question qui divise à nouveau élus et opinion publique : faut-il ou non rétablir les tours où sont déposés les enfants abandonnés ?
Le tour est un cylindre en bois situé dans un hospice, accessible depuis la rue et disposant d’une cavité permettant de déposer un nouveau-né. Une sonnette permet d’avertir du dépôt et la personne de garde dans l’hospice fait pivoter le tour et récupère l’enfant. De 1812 à 1835, 4 tours sont en place dans l’Allier à Gannat, Lapalisse, Montluçon et Moulins. L’inspecteur Lavergne mentionne qu’en 23 ans, 11 980 enfants ont été déposés dans ces 4 tours. Pour expliquer ce nombre Lavergne dénonce le rôle joué par les entremetteurs qui font « métier d’exposition » et qui, « après avoir triomphé des scrupules de l’accouchée », se chargent de conduire l’enfant au tour après avoir reçu de la mère « le prix de [leur] triste commerce ». Les enfants naturels sont les principales victimes de cette pratique.
Lavergne démontre de manière implacable, en s‘appuyant sur les registres des 4 hospices, « la mortalité épouvantable qui frappait ces enfants ». Sur les 11 980 enfants déposés, il en est mort 8 690 avant d’avoir atteint l’âge de 12 ans, soit 72%, pour beaucoup dans les heures et jours qui suivent le dépôt.
Cette mortalité effroyable et l’importance du trafic d’enfants, ont conduit le conseil général à voter la suppression des tours à compter de 1835. Celui de Moulins est cependant réouvert en 1840 et l’afflux d’enfants reprend immédiatement. Le seul tour de Moulins accueille en 1842 autant d’enfants que les 4 de l’Allier en rythme annuel avant 1835. Il est définitivement fermé en 1850.
De 1844 datent les premières mesures prises dans l’Allier pour tenter de limiter les abandons d’enfants par une aide apportée à la fille mère. Pour en bénéficier elle doit être « dans l’indigence, reconnaître et élever son enfant et ne pas se livrer habituellement au libertinage ». L’institution de secours temporaires aux mères se traduit par une baisse progressive des abandons, pour atteindre seulement quelques unités dans la décennie 1870.
Que cherchent donc les partisans de la réouverture des tours en 1879 ? Lavergne explique : « ils attaquent comme immoral le système de secours aux filles mères ; ils le considèrent comme une prime à l’inconduite ». Certains avancent aussi que la suppression des tours favoriserait le recours à l’infanticide.
Ce à quoi Lavergne répond : « le tour n’empêche pas plus l’infanticide que l’échafaud n’arrête l’assassinat »
Face aux défenseurs des tours, Camille Lavergne exprime lui aussi une position moralisatrice « Les secours temporaires ne sont pas immoraux puisqu’ils moralisent la mère éloignant d’elle les rechutes, facilitent sa réhabilitation par le mariage et la légitimation de son enfant. Ils ne sont pas immoraux puisque l’enfant dont on sauve les jours rappelle à sa mère les principes les plus élémentaires de la maternité… »
En arrière-plan du drame des enfants perdus c’est bien en fait la question de la condition des femmes et de leur libre arbitre qui est posée. Et elle ne sera discutée en 1879 que par des hommes ! Faut-il rappeler que les femmes n’ont pas alors le droit de vote. Et c’est un conseil général exclusivement masculin qui débat de la question en ce mois d’août 1879.
Comme la majorité des conseils généraux, celui de l’Allier se prononce finalement contre le projet de loi visant au rétablissement des tours.
Non seulement le rapport de l’inspecteur Lavergne a été convaincant mais ses 67 pages, que ce bref billet ne saurait résumer, sont un éclairage précieux sur la situation de l’enfance et le regard masculin porté sur les femmes en Bourbonnais au XIXème siècle.
Jean-Luc Galland
Enfants perdus du Bourbonnais
Département de l'Allier