La fondation, par Odon, sire de Montluçon, de l’abbaye de Bellaigue, remonte à la moitié du X° siècle. Elle était alors bénédictine et devint cistercienne, au XII° siècle, en conformité avec la règle de Saint-Bernard.
A cette époque on la reconstruisit. A ce nouvel établissement appartenaient les restes importants et imposants qui se voient encore proche du bourg de Virlet : l’église qui renferme les tombeaux d’Archambault VIII de Bourbon et de sa femme Yolande de Châtillon ; le cloître qui dessert la salle du chapitre, le réfectoire, la cuisine.
Les premières constructions s’élevaient au fond d’un vallon couvert de bois, sur les bords d’un vaste étang où se miraient ses murs et son fronton. C’est de cette pièce d’eau, d’une grande limpidité, que vient le nom de Bellaigue.
Cette abbaye ne tient pas une grande place dans l’histoire ecclésiastique du Bourbonnais. On dit que ses moines ne furent pas toujours très soumis à la règle, surtout aux temps bénédictins, et qu’elle devint à plusieurs reprises le théâtre de graves désordres. Ce sont là des faits dont on retrouve trace dans la vie de beaucoup d’établissements religieux, au moyen-âge, et sur lesquels il n’y a pas lieu d’insister.
Nous nous contenterons de rapporter la singulière aventure qui, assure-t-on, advint à l’un des religieux, il y a de cela bien longtemps puisque c’était avant la réforme de l’abbaye, qui date de 1137.
Placée au cœur d’une forêt épaisse et silencieuse, sur le bord d’un étang dont il ne reste plus trace, les moines de Bellaigue étaient devenus de grands chasseurs et de grands pêcheurs. Ils n’avaient vu tout d’abord dans ces exercices qu’une simple distraction. Elle n’avait pas tardé à se transformer en plaisir accoutumé et, enfin, à devenir une véritable passion.
Bien des devoirs étaient oubliés ou négligés quand il s’agissait de poursuivre le chevreuil ou le faisan, de tirer de l’eau perches, carpes ou brochets. L’un des religieux était un chasseur particulièrement acharné. Homme vigoureux et bien découplé, il pouvait courir du matin au soir à travers les vaux et les monts, sans paraître éprouver la moindre lassitude. Chaque matin, après les offices, il partait avec son arc et ses flèches et tirait sans merci tout le gibier qu’il rencontrait. La table des moines, grâce à son adresse, était sans cesse couverte de pièces de venaison. Ses supérieurs ne lui faisaient aucune observation, aucun reproche et même encourageaient implicitement son ardeur cynégétique.
L’abbaye de Bellaigue était sous le patronage de Notre-Dame.
La veille de l’Assomption, l’abbé dit au moine chasseur : « vous vous abstiendrez de chasser demain ». L’interpellé ne répondit pas. Il se contenta de saluer son supérieur, qui vit dans le geste un
Le lendemain, entre les matines et la grand-messe, le tueur de gibier se tenait devant la porte de l’abbaye. Il déplorait de ne pouvoir prendre son arc et courir quelque bête, mais respectueux de la règle, il paraissait se résigner à son sort.
Il aperçut soudain, à cinq pas devant lui, un lièvre magnifique. Jamais il n’en avait vu un d’aussi grande taille. L’animal se tenait arrêté, assis sur son train arrière. On eut dit qu’il regardait le moine avec un air de défi. Devant un pareil gibier le religieux n’y tint plus. Il calcula qu’une grande heure encore le séparait du commencement de la grand’messe et de l’instant où arriveraient les premiers fidèles ; que c’était un temps largement suffisant pour mettre le lièvre à mort, le dépiauter, le transformer en civet ou en pâté. L’abbé, en voyant sur sa table un plat aussi succulent, digne d’un jour de fête, ne trouverait certainement rien à redire.
Il alla vite chercher une arme dans sa cellule, au premier étage, sur la galerie commune. Le lièvre n’avait pas changé de place quand il revint. Il était toujours assis sur son derrière. Son pelage fauve, tacheté de blanc, avait des reflets argentés, ses oreilles étaient droites et hautes, ses yeux brillaient comme des escarboucles.
Le moine tendit la corde de son arc, visa et lâcha sa flèche. Elle alla se planter dans le talus, sans toucher le lièvre, lequel détala aussitôt.
« Quel maladroit je suis », s’exclama le chasseur en se mettant à la poursuite de la bête.
Elle fuit sans excessive précipitation, se glissa tour à tour derrière des touffes de fougères, parmi les bruyères de la brande, puis se cacha sous les feuillages de frondaisons à peine sorties du sol, et, se maintenant toujours à une distance sensiblement égale de son poursuivant, lui donna l’impression qu’elle s’amusait à folâtrer.
Après chacune de ses galopades ou chacun de ses bondissements, le lièvre reprenait sa position favorite, assis et paraissait dire au chasseur : « tu ne me tueras pas ». Le moine en effet semblait avoir perdu son adresse habituelle, jamais il n’avait aussi souvent manqué son but. Pas une de ses flèches, quelqu’application qu’il mit à la bien viser, n’atteignit sa proie. Il en arriva à se demander si une puissance incompréhensible, à moins qu’elle ne fut diabolique, ne le protégeait pas.
A suivre ainsi sa piste, le lièvre entraîna peu à peu le moine très loin se son couvent. Il s’obstinait, ne se rendait pas compte de l’heure qui passait. Coûte que coûte, il ne voulait pas abandonner sa chasse avant d’avoir abattu cette superbe pièce. Il parcourut ainsi un long chemin, franchit les « bouchures » (haies) monta des talus, escalada le revers des fossés. Au loin, il entendit sonner le premier coup de la grand’messe. Il n’y prêta pas très attention et continua sa poursuite. Celle-ci dura plusieurs heures. Le second et le troisième coup de la messe sonnèrent sans que le bruit des cloches parvînt aux oreilles du moine.
Bien qu’il y fut résistant, la fatigue commençait à le gagner alors que le lièvre continuait ses escapades, ses randonnées, courait et bondissait. Il paraissait tellement certain qu’aucune flèche ne le toucherait, qu’après chaque essai, il reprenait son attitude narquoise, pour attendre, impassible, la venue d’un nouveau projectile.
A marcher à travers la forêt, le chasseur n’avait pas remarqué le chemin qu’il suivait. Il fut tout surpris de se retrouver devant la porte de l’abbaye et d’y entendre tinter l’angélus. Il fit instinctivement le signe de la croix et récita l’Ave Maria.
Il vit alors, stupéfait, le lièvre se dresser sur ses pattes de derrière. De fauve et argenté qu’il était, son pelage devint rouge comme du sang ; ses oreilles grandirent et se transformèrent en une paire de cornes ; ses yeux prirent l’éclat des charbons ardents, sa queue s’allongea démesurément, pendant qu’appuyant ses paroles d’un rire sarcastique, Satan, – car c’était lui qui s’était métamorphosé en lièvre pour l’entraîner au péché – disait au religieux : « tu ne m’as pas tué, mais tu n’as pas eu ta messe ! ».
Harassé, plein de chagrin et de repentir, le moine eut cependant la force de rentrer à l’abbaye. Il gagna la chapelle, alla s’agenouiller devant la statue de Notre-Dame, la pria longuement en sollicitant son pardon.
La Vierge l’écouta, le regarda battre sa coulpe, puis s’anima et lui sourit. Il comprit que son cœur de mère l’accueillait comme un enfant prodigue, qu’elle l’absolvait de sa faute, dont il avait un si profond regret. Une grande joie l’inonda, car il sentit que Dieu l’appelait à lui et qu’avec la protection de Marie il pouvait sans crainte se présenter à son tribunal.
Il s’affaissa sur son banc et quand ses frères le trouvèrent, il était mort.
Michel Moreau