À Moulins, un soir du printemps 1817.
Place d’Allier, à la table de l’hôtel de l’Allier, un jeune homme rumine en silence de sombres pensées devant « le dessert de fromages et de fruits du souper banal ». Dans le fond de la salle, debout et silencieuses, deux jeunes filles le regardent.
« Leurs yeux, d’un autre climat, brillaient d’une lueur d’étoiles sous les bandeaux de leurs cheveux noirs ; de longs pendants d’oreilles et des colliers de perles enroulés de huit à dix tours sur leur cou et sur leur poitrine leur donnaient un caractère étrange et oriental qui rappelait les Bohémiens. »
C’est ainsi que les décrit Alphonse de Lamartine qui se dit atteint, ce soir-là, par « le désespoir qui me faisait détester la vie. »
La veille au soir, il s’est jeté dans la diligence pour Moulins « tout consumé de fièvre et tout baigné de pleurs » après « un adieu que je pressentais suprême à la seule personne qui m’attachait à cette terre ». Allusion à Julie Charles, avec laquelle il a une relation passionnée depuis leur rencontre en 1816 sur les rives du lac du Bourget, mais que la tuberculose emportera quelques mois plus tard en décembre 1817. C’est son souvenir que Lamartine évoquera par son célèbre poème Le Lac.
Pourquoi la diligence de Moulins ? Lamartine mentionne à plusieurs reprises dans ses écrits avoir recours à « la patache du Bourbonnais » pour aller du Maconnais à Paris. L’étape de Moulins lui est familière car il a pour ami Clériade Vacher, fils d’un médecin de Cluny, qui a acquis le château de Saint-Gérand.
Quand Lamartine quitte la table pour monter dans sa chambre, les deux jeunes filles le suivent « à pas muets, comme deux chacals apprivoisés, dans le couloir sombre qui menait de la salle à l’escalier ». Lamartine se retourne pour leur dire « qu’elles se trompaient si elles voulaient me séduire par des offres indélicates dont leur jeunesse et leur bonté devaient leur faire honte. »
Mais les jeunes filles déclarent qu’elles ne sont ni vendues ni à vendre mais envoyées chaque soir en cet hôtel par leur grand-mère pour révéler aux voyageurs leur destinée.
Dans la nuit moulinoise, elles entrainent Lamartine « moitié de gré, moitié de force » au travers « de la grande place du marché qui faisait face à l’auberge ». « Après l’avoir franchie, elles traversent plusieurs rues inconnues, entrent dans un faubourg composé de petites maisons basses, bâties en briques et en terre ». Ils pénètrent alors « dans la cour d’une des plus sordides demeures. Un escalier extérieur en bois, avec une corde pour rampe, conduisait sur une galerie découverte. Par une porte en toile qui tombait en lambeaux, elles m’introduisirent dans une chambre plus semblable à une tente du désert qu’à une demeure décente dans une ville d’un pays civilisé. »
« Une femme âgée magnifiquement vêtue de pourpre en haillons, avec des ornements d’or, des perles, des bracelets aux jambes et aux bras, au milieu de nombreux petits enfants et de grands chiens lévriers de Perse, était accroupie auprès d’un brasier qu’elle soufflait avec le vent d’un éventail pour faire bouillir de nombreux petits vases qui contenaient le souper de toute la famille. »
À la lecture des lignes de la main du jeune poète, la chiromancienne laisse échapper cris et exclamations. Une des jeunes filles traduit sa vision : « En ce moment et pour longtemps, tous vos projets seront contrariés par la malignité de la fortune ». Elle poursuit : « Vous avez trois étoiles qui veillent derrière les nuages du haut du ciel sur vous et qui vous donneront trois grandes destinées. »
« Je reçus en badinant cet oracle de la chiromancie de la bouche de cette pauvre bohémienne et voulus offrir une pièce de monnaie à chacune des deux jeunes filles qui m’avaient amené ». Mais la chiromancienne refuse : « N’acceptez rien devant moi ni derrière moi de ce jeune homme, il est de ceux qu’on ne prophétise pas pour de l’argent. »
« Bien que je fusse, dès cette époque le moins superstitieux et le moins enclin à la séduction du prestige de tous les hommes, je les quittai pour rejoindre mon auberge un peu moins sombre que je n’en étais sorti. »
« Je m’endormis un peu moins désespéré que je ne l’étais en quittant Paris et le lendemain, de bonne heure, je me mis en route, mon sac sur le dos, mon sabre d’ordonnance sous le bras, pour traverser les longues plaines monotones du Bourbonnais et pour franchir la Loire sur le bac de Digoin. »
Jean-Luc Galland